Vétéran de la première administration Trump, ce proche de Peter Thiel voit dans l’IA un enjeu majeur pour permettre à son pays de s’imposer dans la course technologique face à la Chine.
Si la nouvelle administration Trump a régulièrement suscité la controverse pour avoir nommé des personnalités hétérodoxes et peu expérimentées à des postes clefs, ses choix dans les domaines liés aux nouvelles technologies rompent avec cette tendance. De David Sacks à Sriram Krishnan, le président a en effet choisi des vétérans de l’industrie des nouvelles technologies, dotés d’une solide expérience dans le domaine. Le choix de Michael Kratsios ne fait à cet égard pas exception.
En tant que nouveau directeur l’Office of Science and Technology Policy (Bureau de la politique scientifique et technologique), il sera notamment chargé de penser la confluence des nouvelles technologies et de la sécurité nationale, ce qui implique naturellement un important focus sur la Chine. Michael Kratsios a fait ses armes chez Thiel Capital, le fonds d’investissement du milliardaire libertarien Peter Thiel, qui avait été l’une des seules figures de la Silicon Valley à soutenir Donald Trump dès 2016. Après un rôle de conseiller au sein de la première administration Trump, où il a mené la charge contre la présence du chinois Huawei dans les infrastructures 5G, aux Etats-Unis comme dans les pays alliés, il a dirigé la stratégie de la jeune pousse de l’intelligence artificielle Scale AI.
Un “China hawk” de plus
Sa nomination survient alors que la compétition entre la Chine et les Etats-Unis vient de franchir une nouvelle étape, après que l’entreprise chinoise DeepSeek a pris le monde de cours avec son grand modèle de langage frugal. Une avancée qui a conduit Washington à renforcer encore les mesures visant à limiter l’accès des entreprises chinoises aux semi-conducteurs comportant de la technologie américaine. La nouvelle administration Trump compte de nombreuses personnalités qui considèrent la Chine comme l’ennemi numéro 1 des Etats-Unis (les “China hawks”), du Secrétaire à la Défense Peter Hegseth au Secrétaire d’Etat Marco Rubio, en passant par le conseiller économique Peter Navarro.
Michael Kratsios ne fait à cet égard pas exception. Outre ses efforts menés contre Huawei lors de la première administration Trump, il a régulièrement dénoncé le danger que représente selon lui la Chine pour les intérêts de l’Amérique. Dans une tribune parue en 2023, il a par exemple pris position contre le renouvellement de l’U.S.-China Science and Technology Agreement, un accord de coopération scientifique entre les Etats-Unis et la Chine. Il y affirme que l’empire du Milieu profiterait de cet accord pour voler les technologies américaines et envoyer aux Etats-Unis des étudiants chinois y jouant le rôle d’espions. Il y accuse également la Chine de mettre l’IA au service d’un projet de surveillance totalitaire.
Sa nomination est donc le signe que, si l’administration Trump 2.0 s’est pour l’heure montrée relativement peu offensive vis-à-vis de la Chine (exceptés les 20% de tarifs douaniers votés contre les produits chinois), cela ne va certainement pas durer.
“On peut s’attendre à davantage de contrôles à l’exportation, à un plus grand nombre d’entreprises chinoises ajoutées à l’Entity list, à plus de limites posées aux investissements américains vers la Chine”, affirme Libby Cantrill, head of public policy chez PIMCO, un fonds d’investissement américain.
Une interdiction de DeepSeek aux Etats-Unis pourrait également être sur la table, avec, sur le modèle de l’affaire Huawei, des pressions potentielles sur les pays alliés pour qu’ils en fassent autant. Les très récentes pressions de l’administration Trump sur les entreprises françaises contractant avec l’Etat fédéral américain pour qu’elles mettent fin à leur programme de diversité et d’inclusion démontrent à cet égard la détermination de la nouvelle administration à imposer ses normes à l’étranger.
Malgré les récentes attaques de Trump contre le CHIPS Act, les tentatives de relocaliser la production de puces aux Etats-Unis au détriment de la Chine et de l’Asie du Sud-Est devraient en outre continuer à s’accélérer. “Le consensus à Washington est qu’il est nécessaire de renforcer l’autonomie américaine sur les semi-conducteurs”, affirme Libby Cantrill.
Une vision patriotique de la technologie
Avec son mentor Peter Thiel, Michael Kratsios partage une vision très technophile, qui voit dans le progrès technologique l’un des meilleurs moyens de faire avancer la civilisation, et un idéal patriotique qui prône l’usage de ces technologies au service de la puissance américaine. Palantir, l’entreprise cofondée par Peter Thiel, est l’illustration parfaite de cette vision : une société à la pointe de la collecte et de l’analyse des masses de données, mise au service de l’armée et des services de contre-terrorisme des Etats-Unis.
Parmi les publications de Michael Kratsios, on compte ainsi également un article pour Bloomberg appelant à promouvoir une intelligence artificielle “qui respecte les valeurs américaines”, à rebours de la vision autoritariste de la Chine, qui exploite selon lui l’IA pour mieux contrôler sa population. Avec Elon Musk, Michael Kratsios prône une IA faisant la part belle à la plus grande liberté d’expression possible, donc dépourvue de règles sur la désinformation ou contre les propos haineux. A son poste, il a toutes les chances de promouvoir une plus grande synergie entre l’industrie de l’IA et le gouvernement américain, afin d’accentuer la domination de celui-ci, perçue comme un atout pour la liberté et la démocratie dans le monde. “L’IA peut servir la démocratie”, écrit-il ainsi encore dans une tribune parue sur le Wall Street Journal. Avec peut-être un usage accéléré de l’IA pour mieux contrôler les frontières, améliorer la puissance de l’armée américaine ou encore faire de l’intelligence économique.
S’il pense que la tech doit collaborer étroitement avec les autorités américaines, Michael Kratsios estime par ailleurs qu’il est de la responsabilité de celles-ci de promouvoir l’innovation technologique et de ne pas tout laisser aux lois du marché. Dans une tribune se félicitant en 2019 des avancées de Google dans l’informatique quantique, il écrit ainsi que cette réussite est le résultat de “la coopération typiquement américaine entre le milieu académique, le secteur privé et le gouvernement fédéral”, saluant plusieurs programmes fédéraux menés autour de la recherche fondamentale dans l’informatique quantique, sans lesquels la réussite de Google n’aurait pas été possible. On peut donc aussi logiquement s’attendre à ce qu’il fasse la promotion de grands programmes de recherche publics autour de technologies de pointe comme l’IA, la quantique et les semi-conducteurs. Une ambition qui pourrait toutefois entrer en porte-à-faux avec la volonté de l’administration Trump 2.0 de réduire drastiquement les dépenses fédérales, notamment à travers le DOGE.
L’une des premières missions qui attendent le nouveau directeur du Bureau de la politique scientifique et technologique va être de faire le tri parmi les milliers de propositions reçues de la part d’entreprises privées pour aiguiller la feuille de route de l’administration Trump sur l’IA, après que le président a fait appel à leurs suggestions dans un décret signé en janvier.
La nomination de ce technophile et farouche adversaire de la Chine permet ainsi de concilier les deux visions parfois contradictoires de la nouvelle administration : la promotion tous azimuts de la technologie d’une part, et l’isolationnisme passant notamment par une vague sans précédent de tarifs douaniers d’autre part. Michael Kratzios constitue donc un puissant atout pour réconcilier les branches populistes et techno-libertariennes de la coalition trumpiste.