Une histoire de poulet congelé
Tout commence au début des années 60. L’Europe découvre alors, fascinée mais inquiète, l’efficacité redoutable des fermes industrielles américaines. En quelques années, l’oncle Sam réussit l’exploit d’inonder le marché européen de poulets congelés, vendus à des prix défiant toute concurrence. Et ce qu’on peut dire, c’est que les ménages allemands de l’Ouest en raffolent : la consommation bondit de 23 % rien qu’en 1961. En 4 ans, les exportations des États-Unis vers l’Europe passent de 25 millions à 170 millions de dollars.
L’Europe proteste, les éleveurs français et allemands s’affolent. Incapables de concurrencer ces homologues américains, les agriculteurs tentent tout ce qui est possible pour stopper l’hémorragie. Tous les coups sont permis, des accusations d’hormones suspectes aux traces d’arsenic dans les poulets “made in USA”.
Donald Trump joue-t-il au Monopoly avec sa croisade commerciale planétaire ?
Face à la révolte de ses agriculteurs, la Communauté économique européenne (actuelle Union européenne), menée par un certain Général de Gaulle et le chancelier allemand Konrad Adenauer, décide de passer à l’action. Elle impose brutalement des taxes douanières élevées, jusqu’à 40 %, sur le poulet américain. Résultat immédiat : les ventes américaines chutent de 25 %, les producteurs de volailles US crient au scandale, estimant leur préjudice à 28 millions de dollars, soit l’équivalent de plus de 220 millions de dollars actuels. C’est là que les choses tournent à l’absurde.


De l’amidon et des pick-ups
Avec cette taxe douanière, l’Europe se doute que des représailles se préparent. Mais, à l’image du ministre français de l’Agriculture de l’époque Edgard Pisani, il s’agit d’un mal pour un mieux. “Si la constitution de l’unité européenne apporte quelque trouble passager dans le commerce mondial des produits agricoles, est-ce que les avantages qu’en tirera le monde ne dépassent pas largement les inconvénients qu’on semble redouter ?”, se demandait-il lors d’une réunion de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE).
En attendant, de l’autre côté de l’Atlantique, l’administration du président Lyndon B. Johnson fulmine. Et c’est ainsi qu’en 1964, les Américains passent à la contre-offensive de la manière la plus inattendue qui soit : ils taxent à 25 % plusieurs produits européens, dont le cognac français, l’amidon hollandais mais, surtout, les camionnettes allemandes.
“On entre dans une logique de guerre économique dont il est impossible de prédire le gagnant”
Pourquoi précisément ces pick-ups ? Parce qu’un des plus grands syndicats automobiles américains, le United Auto Workers (UAW), agacé par la popularité des Volkswagen Combis aux États-Unis, pousse le président américain à les pénaliser. Ce dernier veut absolument être du côté des syndicats étant donné que les élections approchent à grand pas. Il sent donc qu’il n’a pas le choix et il s’exécute.


La riposte est tellement incongrue qu’elle est aussitôt surnommée la “Chicken Tax” par les médias américains eux-mêmes. “Une querelle absurde mais symbolique”, décrivait le Times.
Une taxe toujours d’actualité
À l’époque, personne ne s’imagine que cette taxe improvisée allait durer aussi longtemps. Et pourtant, 60 ans après, cette fameuse “Chicken Tax” de 25 % sur les véhicules utilitaires légers est toujours en vigueur aux États-Unis, empêchant encore aujourd’hui les pick-ups étrangers de percer sur le marché américain.
Un détail ? Loin de là. Grâce à cette taxe oubliée, les géants américains comme Ford, GM et Chrysler règnent depuis six décennies sans partage sur ce segment ultra-lucratif. Le Ford F-150 (disponible en Belgique depuis cette année) est même devenu le véhicule le plus vendu aux États-Unis depuis plus de 50 ans. Selon des données datant de 2024, 41 millions de ce modèle ont été vendus depuis sa création. Un succès lié en partie à l’absence (forcée) de rivaux étrangers. D’ailleurs, à l’inverse, les véhicules Volkswagen ont pratiquement disparu du marché américain.


La guerre du poulet a pris, à l’époque, des proportions folles. Le sénateur américain William Fulbright, élu d’un État grand producteur de volailles, l’Arkansas, va jusqu’à menacer les Européens de retirer les troupes américaines stationnées en Allemagne, en pleine guerre froide. “Il est évident que les États-Unis devront retirer certaines troupes d’Europe à moins que le Marché commun ne modifie ses politiques commerciales”, avait-il annoncé lors d’une réunion à l’OTAN.
Une menace qu’il n’a finalement pas mise à exécution, mais qui en dit long sur les tensions américano-européennes de l’époque. Des dissensions qui se ressentent particulièrement ces derniers jours, avec des droits de douane de 27,5 % sur tous les véhicules et pièces détachées entrant sur le territoire américain.