L’an dernier, les quatre principales sociétés de Tax shelter – BNP Paribas Film Finance, uFund, Taxshelter.be, allié à ING Belgique et Beside Tax Shelter – ont récolté 146 millions d’euros, dont le secteur audiovisuel a été le principal bénéficiaire. Sur ce marché du Tax shelter, évalué à plus de 200 millions d’euros par an, Casa Kafka Pictures occupe une place particulière. La société, qui a vu le jour en 2005, est une filiale commune de la RTBF et de sa régie publicitaire, la RMB. “Nous fêtons cette année nos 20 ans. Nous travaillons historiquement sur l’audiovisuel mais nous avons étendu nos activités aux arts de la scène en 2017 et nous avons levé, depuis notre lancement, des fonds pour plus de 1 000 œuvres artistiques”, explique Isabelle Molhant, CEO de Casa Kafka Pictures.
Dès le début de la création de Casa Kafka Pictures, nous avons opté pour le cinéma belge, le cinéma d’ici, et donc en priorité pour le financement de ce que l’on appelle des oeuvres majoritaires.”
La particularité de cette société ? “Nous faisons partie d’un groupe public. Et dès le début de la création de Casa Kafka Pictures, nous avons opté pour le cinéma belge, le cinéma d’ici, et donc en priorité pour le financement de ce que l’on appelle des œuvres majoritaires”, poursuit notre interlocutrice. C’est-à-dire des films, séries et documentaires, dont le financement est majoritairement belge, mais qui sont surtout artistiquement ancrées et développées en Belgique, que ce soit au niveau de la production, du développement, de l’écriture ou de la réalisation. Une démarche qui s’accompagne, le cas échéant, de la recherche de partenaires à l’étranger dans une logique de co-production internationale.
Casa Kafka Pictures, c’est notamment la société qui a financé, via le Tax shelter, des œuvres internationales comme Emilia Perez et La Plus Précieuse des Marchandises, mais aussi TKT qui a attiré 75 000 spectateurs en salles en traitant de la thématique du harcèlement chez les ados ou de nombreux films des frères Daerden. Dans les séries, on peut citer Ennemi Public, 1985 et la saison 1 de Baraki, toutes diffusées par la RTBF ou encore un certain nombre de documentaires comme “Lumumba, le retour du héros”. “Plus de 90 % de notre catalogue sont des œuvres majoritaires belges. Ça, c’est ce qui nous différencie sur le marché, aussi auprès de nos investisseurs”, confirme Isabelle Molhant.
Casa Kafka Pictures, qui emploie une dizaine de personnes, a levé 10 millions d’euros en 2024, dont 70 % a été consacré à des projets audiovisuels. L’objectif est de tourner aux alentours de 15 millions à 20 millions par an.
Depuis le Covid, il y a toute une réflexion sur le local, la réindustrialisation de l’Europe et de la Belgique.”
“Le Tax shelter, c’est du “gap financing”, c’est-à-dire que c’est du financement qui arrive à la fin du processus de financement. Pour les productions majoritaires, on démarre les levées de fonds quand 80 % du financement est déjà confirmé. Si ce n’est pas le cas, on ne peut pas commencer au niveau du Tax shelter”, explique la CEO de Casa Kafka Picture. Qui ajoute ce chiffre : en moyenne, le Tax shelter représente environ 30 % du montant du financement global d’une œuvre en Belgique. “Les premières étapes du financement sont donc indispensables et ils proviennent du secteur public au travers du Centre du Cinéma ou de fonds régionaux comme Wallimage ou Screen. brussels. Et puis il y a le financement audiovisuel privé, via les chaînes de télé et les distributeurs”, ajoute-t-elle.
Mais Isabelle Molhant le constate : il y a une pression et un risque sur ces premières étapes de financement des œuvres belges avec les économies annoncées à la RTBF et les risques de voir moyens rabotés ou non indexés au niveau des outils régionaux, au regard de l’état des finances publiques en Wallonie et à Bruxelles. “Les distributeurs et les vendeurs internationaux sont aussi sous pression depuis le Covid. C’est un marché devenu très instable : le retour en salle n’a pas retrouvé son niveau d’avant-Covid et le marché du DVD a disparu”. Enfin, la contribution au financement de la création locale par les grandes plateformes de streaming comme Netflix – obligées par une directive européenne de mettre la main à la poche sur les marchés où elles sont présentes – pourrait être menacée par une action en justice introduite par Netflix dans notre pays. Bref, Isabelle Molhant partage les inquiétudes d’autres acteurs du secteur sur le financement à venir de la production audiovisuelle francophone indépendante. “C’est en tous les cas un dossier qu’il faut suivre avec beaucoup d’attention. Si ce type de financement là est remis en cause, c’est naturellement très inquiétant pour le secteur”, ajoute-t-elle.
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Casa Kafka Pictures défend donc une approche résolument locale de son activité. “Depuis le Covid, il y a toute une réflexion sur le local, la réindustrialisation de l’Europe et de la Belgique. Beaucoup de chefs d’entreprise sont très intéressés par notre approche parce qu’elle est ancrée dans le local. En tant que société qui met en lumière le cinéma “made in Belgium”, ce serait inquiétant de voir un marché dominé uniquement par des œuvres “minoritaires” où le Tax shelter deviendrait un outil ne servant qu’à financer des œuvres étrangères et qui viendraient uniquement tourner ou post-produire en Belgique. L’outil n’a pas été fait pour ça, l’outil a été fait pour développer le cinéma belge”, constate encore la CEO.
Dans l’économie audiovisuelle, c’est une minorité de films qui sont rentables. Dans un système de studio américain, les films qui sont rentables le sont tellement – avec une exploitation à l’échelle mondiale – qu’ils parviennent à absorber les pertes des autres. C’est pour ça qu’en Europe, le système reçoit du soutien public.”
Pour financer les œuvres belges, la société s’adresse à des investisseurs et à des sociétés de production. “Au niveau des entreprises, c’est très varié, cela peut aller de la grosse entreprise qui fait des millions de bénéfices, à la profession libérale qui investit des sommes beaucoup plus petites. Nos investissements vont de 3 000 euros à 237 500 euros avec un investissement moyen se situant autour de 45 000 euros. Les grosses PME familiales figurent parmi les investisseurs les plus motivés et qui ont un intérêt, au-delà de l’intérêt fiscal”, précise encore Isabelle Molhant. Depuis 2015, le rendement financier de l’investissement n’est plus lié au succès du film mais des dépenses engagées dans notre pays dans le cadre du projet. “Cela permet d’éviter un rush vers le film dont on pense a priori qu’il va être rentable alors qu’il ne le sera peut-être pas”.
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Quid du rendement? Le tax shelter permet aux entreprises investisseuses de réduire leur base imposable, et donc indirectement leurs impôts jusqu’à 35% tout en bénéficiant d’un rendement fixe de 13,44% sur le montant investi.
Les autorités ne pourraient-elles pas être tentées de remettre en question ce système du Tax shelter et les exonérations fiscales qui y sont associées ? “Si vous enlevez le Tax shelter, c’est tout le secteur audiovisuel, tel qu’il s’est développé depuis plus de 20 ans avec l’introduction de la loi Tax shelter – qui s’écroulera”, répond la CEO de Casa Kafka Pictures. Et de mettre en avant les retombées économiques importantes de ce secteur, plus de 4 000 emplois estimés en Fédération Wallonie-Bruxelles. “Dans l’économie audiovisuelle, c’est une minorité de films qui sont rentables. Dans un système de studio américain, les films qui sont rentables le sont tellement – avec une exploitation à l’échelle mondiale – qu’ils parviennent à absorber les pertes des autres. C’est pour ça qu’en Europe, le système reçoit du soutien public. Parce que les films les plus rentables en Europe – exception faite de James Bond – ne génèrent jamais autant de recettes que les films américains qui, eux, écrasent tout sur leur passage”, explique encore interlocutrice. Et de conclure : “Et dans ce contexte, dans un pays comme la Belgique, si une des sources de financement de l’audiovisuel francophone se délite, c’est tout l’écosystème qui sera mis en danger. Comme le disait André Malraux : Par ailleurs, le cinéma est une industrie”.


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